En 2021, le CNL dresse son fameux Panorama de la BD en France et constate que les comics ne représentent que 4% des ventes. Un chiffre à nuancer car, il y a tout de même une croissance, mais elle est bien moins importante que la croissance phénoménale du secteur manga, par exemple. Ça reste néanmoins significatif.
Collection Nomad © Urban Comics
Quelles sont les résonnances directes de ce constat sur le plan éditorial pour une maison comme Urban Comics ? Est-ce aujourd’hui possible de dépasser ce constat ? Y a-t-il une véritable inquiétude ?
François Hercouët : Effectivement, ce chiffre de 4% a pas mal fait réagir la communauté et les éditeurs comics depuis sa publication. Nous avions eu l’occasion d’en débattre avec Olivier Jalabert et Sullivan Rouault à l’occasion d’une conférence organisée par Emmanuel de La Mystérieuse Librairie Nantaise qui fêtait ses 10 ans. À mon niveau, et sans doute parce que je ne suis pas d’un naturel alarmiste, je perçois ces 4% avec beaucoup de relativisme. La beauté des chiffres, c’est qu’ils peuvent à peu près étayer tous les points de vue. Voici le mien.
Tout d’abord, d’où vient ce chiffre de « 4% » et que représente-t-il ?
F.H. : Ce chiffre diffusé par le CNL provient d’une étude commandée auprès de GFK – société spécialisée dans la collecte de données liées à la consommation, tous domaines confondus – pour établir un état des lieux du marché BD à la veille du festival d’Angoulême.
Maintenant que représente-t-il réellement ?
F.H. : Lorsqu’un éditeur, qu’il soit spécialisé « comics » ou non, établit les métadonnées[1] d’un album, il choisit la catégorie dans laquelle ranger son titre : BD de genre, humour, shônen, comics, seinen, etc. Aussi, tout naturellement, chez Urban, nous classons Batman, Flash, Superman, Saga ou encore The Nice House On The Lake dans la catégorie « comics », puisque nous considérons que toute bande dessinée publiée à l’origine en langue anglaise appartient à la catégorie « comics ». Mais lorsque Jungle, Monsieur Toussaint Louverture, Hors-Collection ou Glénat publient respectivement, et à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, Les Simpson, Moi, ce que j’aime, c'est les monstres, Calvin & Hobbes ou encore La Jeunesse de Picsou, ils classent ces grands succès de la bande dessinée américaine en « BD humoristique », « roman graphique », ou « BD jeunesse ».
On en revient alors à une question fondamentale quand on aborde la question de la santé ou de la place des comics sur le marché français : de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de « comics » ? Si on réduit les comics au seul genre « super-héros » (avec quelques succès indés pour faire bonne mesure), on peut tout à fait se réjouir que ce sous-genre des comics – ici, les super-héros – représente déjà 4% sur un marché aussi riche et diversifié que celui de la BD en France. Par contre, si on choisit de définir les comics comme de la bande dessinée américaine (pour faire simple), le constat est relativement réjouissant puisque l’on peut alors considérer les titres cités plus haut comme faisant partie de l’équation. Avec cette donnée intégrée, on n’est plus à 4% mais au minimum à 8% !
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Aussi, quelle résonnance donner à ce constat de « 4% » sur nos plans éditoriaux ?
F.H. : Eh bien, en conséquence, c’est assez minime, franchement. On ne réduit par la voilure pour autant et on continue à faire ce que l’on fait depuis 10 ans, à savoir : faire découvrir la culture comics, ses genres et ses auteurs, à un maximum de lectrices et de lecteurs. Il reste un potentiel énorme à réaliser. Mon mètre-étalon reste Watchmen. Si plus de 100 000 personnes ont pu s’intéresser à l’œuvre d’Alan Moore et Dave Gibbons depuis notre première édition en 2012, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas retrouver au moins la moitié de ce lectorat sur nos meilleurs titres. Et c’est heureusement le cas avec Saga, Batman White Knight ou encore Harleen pour citer des succès plus récents.
Avec bientôt 20 ans de métier, je vois de plus en plus les choses en termes de cycles. Il y a 10 ans, les libraires déréférencaient les mangas pour agrandir leur rayon comics. On observe le phénomène inverse depuis 3 ans. L’intérêt pour la culture comics reviendra, j’en suis persuadé. Mais pas question d’attendre notre tour ! C’est pour cela que l’on expérimente avec de nouveaux formats et contenus.
Si le qualificatif de « niche » peut être employé par certains quand on parle de comics (comparé au manga, tout ou presque est un marché de niche), ce serait oublier la formidable évolution en terme de reconnaissance de la bande dessinée américaine depuis milieu des années 1980. Le terme de « sous-culture » n’avait rien de délicieusement tendance à cette époque et prenait tout son sens lorsqu’on vous réprimandait pour avoir consommé ces « lectures pour abrutis » !
On a, par exemple, le sentiment que des collections comme Nomad, ou l’apparition d’une sorte de label interne « Urban » découlent d’une volonté de justement sortir de cette « niche », de cette image « comics » trop restrictive (Urban), mais aussi de proposer une offre pérenne plus abordable (Nomad)
F. H. : La diversification de nos formats répond à la conviction que nos titres ont un potentiel qui s’étend au-delà des rayons comics, dans lesquels peu de lecteurs de mangas et de BD européennes viennent se perdre par peur de se retrouver face à un mur de titres super-héroïques. Charge à nous de faire découvrir la diversité de nos contenus au-delà de cette idée reçue « comics = super-héros ». Et pour sortir du rayon comics, le format et le prix font parties des solutions possibles.
Les deux collections – Nomad et Urban – répondent à des objectifs différents et complémentaires puisqu’il s’agit toujours de faire découvrir la richesse de la bande dessinée américaine.
D’un côté, avec Nomad, nous développons une offre accessible et pérenne pour des titres qui ont déjà fait leur preuve. Il nous restait à faire tomber la barrière du prix et à y ajouter une dimension sur laquelle on n’attendait pas vraiment Urban : la praticité d’utilisation. Ce nouveau public a répondu présent, avec quelques effets de bord intéressants. Lors des premières annonces de la collection, il y a eu une très brève levée de boucliers parce « Watchmen n’a pas été pensé pour être lu à ce format. » L’occasion parfaite de rappeler que Watchmen restera toujours disponible dans sa version grand format cartonnée, avec tous ses bonus, à 35€. Mais très rapidement après ces premières réactions épidermiques bien compréhensibles, l’ensemble des retours que l’on a eu des lecteurs & lectrices, c’est qu’ils et elles comprenaient que ce n’était pas une offre qui leur était destinée en priorité. Une fois que ça a été intégré, beaucoup ont vu en Nomad l’occasion de partager leur passion pour les comics en offrant ces titres à leurs amis et à leurs proches. C’est notamment ce que notre gamme de prix resserrés - entre 5,90€ et 9,90€ - permet de faire. Aussi, au nouveau lectorat s’est ajouté contre toute attente une partie marginale de notre premier cercle de lecteurs.
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L’autre effet positif assez inattendu des Nomad, c’est qu’ils ont permis à notre premier cercle de lecteurs de littéralement découvrir les titres Vertigo, chose jusqu’ici impossible lorsque l’intégralité de votre budget comics est dédiée aux super-héros. On observe aujourd’hui un vrai phénomène de rattrapage qui conforte notre intuition de la nécessité de cette offre. Comme j’ai pu le dire à diverses reprises, Nomad n’est pas né à la faveur de la crise que nous traversons, ou encore pour « copier le manga » (mais ceux qui veulent le croire en ont tout à fait le droit) mais il y a plusieurs années, lorsque je réfléchissais à un format plus pratique pour nos albums. Les événements récents ont précipité cette réflexion qui – heureusement ou malheureusement – répond à une attente bien réelle.
De l’autre côté, notre Grand Format Urban est motivé par la conviction qu’il existe en BD américaine des albums au moins aussi puissants, évocateurs, et potentiellement populaires que les best-sellers européens de SF, de fantasy, d’horreur, de polar, etc. Si ce qui empêche le plus souvent ces œuvres d’être découvertes par le plus grand nombre, c’est qu’elles restent confinées au rayon comics. Aussi, le but de notre Grand Format Urban est bien de convaincre les libraires de placer ces titres dans les rayons de BD généralistes ! Ce Grand Format Urban ce n’est rien d’autre qu’un Cheval de Troie ! On porte néanmoins une grande attention à la sélection des titres qui pourront bénéficier de ce traitement. Tous nos comics ne sont pas solubles dans la narration et la culture graphique européenne. Reste que pour un libraire, il n’est plus impensable de présenter Decorum de Jonathan Hickman & Mike Huddleston à côté de L’Incal d’Alejandro Jodorowsky et Moebius, Toutes Les Morts De Laila Starr à côté d’À la recherche de Peter Pan de Cosey ou Seven To Eternity à côté de La Quête de L’Oiseau Du Temps de Serge Le Tendre et Régis Loisel.
Nous profitons d’ailleurs du passage en intégrale de certaines de nos séries indépendantes pour les adapter à ce Grand Format Urban, avec un certain succès d’ailleurs. Ainsi, c’est un nouveau lectorat qui a pu découvrir la série East Of West ou encore Descender ou encore Seven To Eternity, justement.
Même s’il est encore un peu tôt pour vraiment sortir des chiffres, quels sont, malgré tout, les retours sur les propositions Nomad ?
F. H. : J’ai déjà développé quelques éléments de réponse plus haut, mais je peux confirmer le succès de notre offre Nomad. C’est une évidence mais la collection se poursuivra bien en 2024, toujours sous la forme de vagues de 10 titres à chaque fois, et toujours suivant le même équilibre des genres super-héros, SF, fantasy, etc. La réduction au format Nomad qui a pu effrayer les plus presbytes d’entre nous n’a pas été un frein, effectivement. Nomad résulte d’une équation équilibrée entre un format pratique à transporter, un prix reserré, un contenu de qualité et un relatif confort de lecture. Pour achever de convaincre les libraires, nous avions envoyé nos représentants commerciaux les visiter avec un exemplaire de Watchmen imprimé spécialement pour l’occasion, afin de lever l’appréhension d’un texte trop petit. L’autre point fort, et contrairement aux opérations ponctuelles à petits prix, c’est de pouvoir capitaliser sur le côté feuilletonnesque des grandes sagas Vertigo, par exemple. Aussi, parmi nos meilleures ventes en première semaine pour les deux dernières vagues, on compte Fables dont le tome 1 a été (re)découvert par bientôt 15 000 lectrices et lecteurs.
On a l’impression, aujourd’hui, que vous avez plus de latitude pour le patrimonial, comme par exemple avec la nouvelle collection Chronicles. Comment voyez-vous cet élan ? Sentez-vous que les temps ont changé, que ça évolue ? C’est le bon moment pour Chronicles ?
F. H. : Pour le patrimoine, qu’il s’agisse d’Urban Cult ou de DC Chronicles, nous sommes ici dans un devoir d’éditeur. Il est important qu’Urban ou un autre éditeur mette (et garde) à disposition les œuvres séminales sans lesquelles les titres actuels ne pourraient exister. C’est littéralement la raison d’être d’Urban Cult qui, avec chaque album, illustre comment des créateurs sont venus enrichir le vocabulaire de la bande dessinée américaine. Pour DC Chronicles – Batman, Superman, Flash, JSA –, l’idée flottait depuis un certain temps et c’est à la faveur du confinement qu’elle a véritablement pris forme. Le but – au-delà de publier ces contenus dans une forme définitive en terme d’accompagnement éditorial – était d’amener les icônes de DC au même niveau de respectabilité que Mickey, Donald ou Picsou par le biais d’éditions capables d’expliquer – même si c’est quelque chose d’acquis – leur importance dans la culture populaire. À savoir si c’était le bon moment… ? En tout cas, les premiers chiffres de vente et la réception des lecteurs comme des libraires nous laissent la voie libre pour poursuivre ce qui pourrait nous occuper pour encore quelques décennies. Lorsque l’on étudie les écoulements de ces titres une fois passées les premières semaines flux de vente, on observe une stabilisation de ces ventes à un niveau très satisfaisant, preuve que ces titres sont à la fois défendus par les libraires et les lecteurs prescripteurs comme une lecture de référence. C’est exactement la place de la ligne DC Chronicles.
On a l’impression, avec ces opérations éphémères, notamment, comme on voit un peu chez tous les éditeurs depuis quelques années et aujourd’hui avec les titres Nomad, qu’il y a une vraie réflexion, un vrai enjeu éditorial sur cette question du prix, de l’accessibilité. Quels sont les objectifs à plus ou moins longue échéance d’Urban Comics sur ce point ? Est-il seulement possible de regagner aujourd’hui le terrain du « populaire » ?
F. H. : Ce pari de l’accessibilité, qui est le notre depuis 2012 en plafonnant le plus possible nos prix, c’est également l’enjeu de Nomad. Au moment où nous avons été contraints de réduire puis d’arrêter définitivement notre offre presse, les titres Nomad déjà installés ont justement permis de remplir cette case. Et plus sûrement que des opérations « petits prix » qui génèrent un véritable effet d’aubaine et une augmentation du chiffre d’affaire mais sans agrandir la taille du lectorat, Nomad permet à un nouveau lectorat de découvrir des œuvres et des auteurs dont les lecteurs auront, à terme, envie de découvrir les nouveautés dans leur format cartonné. C’est une stratégie à long terme et c’est certes moins spectaculaire que les opérations à moins de 5€ mais nous savons que nous allons dans la bonne direction. Avec Nomad, le but est de montrer à quel point les comics peuvent être désirables.Parallèlement, c’est une offre qui a permis d’ouvrir de nouveaux points de ventes. Des maisons de la presse qui n'avaient jusqu’ici pas la place ou pas le temps de développer un rayon comics ont aujourd’hui quelque chose de clé en main avec cette collection.
Collection Nomad © Urban Comics
En 12 ans d’existence, Urban Comics s’est imposé comme l’un des principaux acteurs du marché des éditeurs comics. Quel regard portez-vous sur ces années, sur ce qui a été accompli jusque-là et sur ce qui se profile ?
F. H. : Je pourrais dire que le meilleur est à venir, mais la formule est un peu facile ! Plus sérieusement, nous avons mis en place plusieurs principes – la mise en avant des auteurs, la diversité des genres en comics, l’accessibilité de la bande dessinée américaine par le prix, la diffusion, la disponibilité, l’accompagnement éditorial – dont on commence aujourd’hui à voir les fruits. Reste qu’il nous faut maintenant trouver un vecteur auprès d’un plus large public, de la même manière que le dernier film de la trilogie Batman de Christopher Nolan a accompagné notre lancement en 2012. L’occasion sera peut-être saisie lors de la relance par James Gunn des productions audiovisuelles de DC Comics à partir de 2025 ? Reste qu’entretemps, des succès récents comme Toutes Les Morts De Laila Starr ou The Nice House On The Lake (deux titres proposés en grand format) m’indiquent qu’avant d’aller chercher le « grand public », nous devons d’abord convaincre les lecteurs de bande dessinée européenne qui, contraitement à des spectateurs de films, ont déjà cette habitude de se rendre en librairie au moins une fois par mois. C’est ce public et les générations actuelles de lecteurs et lectrices de mangas qui sont les plus susceptibles de trouver une lecture conforme à leurs attentes – ou mieux, totalement inattendue ! – parmi les albums de notre catalogue. Les places sont chères mais le secteur n’a jamais été aussi dynamique.
Pour conclure, je dirais qu’à titre personnel, je suis impressionné par le nombre et la qualité des comics proposés actuellement. De mémoire de lecteur, on n’a jamais connu ça en France. C’est un véritable âge d’or dont nos lecteurs et les libraires sont, je pense, tout à fait conscients. Reste à faire passer le mot.
Une dernière chose – et après je vous laisse, promis ! –, si vous vous posez des questions sur la manière dont un éditeur de comics travaille, je tiens une newsletter qui même si elle paraît à une rythme irrégulier, pourrait satisfaire votre curiosité. Et si ce n’est pas le cas, n’hésitez pas à venir me poser vos questions dans les commentaires de mes publications.
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