Suite de la rencontre ZOO avec Florence Cestac, organisée en marge du dernier Festival BD d’Angoulême, le temps d’un long apéritif. Un apéro riche en sensations, puisque dans cette seconde partie, Florence Cestac évoque ses collaborations avec différents scénaristes avant de nous partager les temps héroïques de Futuropolis, la librairie puis la maison d’édition créée avec Etienne Robial.
Quand Florence Cestac n’est pas sa propre scénariste…
François Samson : Quand tu as fini un album, est-ce que tout de suite, tu te mets à penser au suivant ou est-ce que tu fais une pause ?
Florence Cestac : Oui, j'ai une pause. Mais je sais ce que je vais faire après, donc ça gamberge un peu, mais tout doucement.
F. S. : Et quand t'as des idées, tu prends des notes pour plus tard, pour ne pas oublier, ou bien c'est juste comme ça ?
F. C. : Non, je ne prends pas beaucoup de notes. C'est dans la tête. Ce sont des rencontres. J'en ai fait avec Tonino Benacquista, par exemple. J'ai fait Des Salopes et des Anges. Avant, la loi Veil, on partait en Angleterre, en car, se fait avorter. On partait le matin à 4 heures du matin et on rentrait le lendemain. À l'époque, on n'avait pas de portable ni rien du tout. Donc cette aventure, je l'ai vécue. Et un soir, je la raconte à Tonino Benacquista, qui était plutôt un auteur de polar. Il s'est dit : Mais ça, on ne l'a jamais raconté. Je lui ai dit : « Ben non, on ne racontait pas parce que c’était complètement clandestin, on ne disait rien. » Je lui ai raconté comment ça se passait et lui, il a bâti une histoire autour du sujet. Je rencontre plein d'ados qui demandent si c'était comme ça. Ben oui, c'était comme ça ! Donc, c'est bien de raconter ses propres expériences parce que ça fait découvrir des choses.

extrait de la BD Des salopes et des anges © Dragaud, 2011, Florence Cestac et Tonino Benacquista
F. S. : Quand un an après Le Démon de midi, tu fais Je veux pas divorcer avec Dodo comme scénariste, est-ce que ce n'est pas une contre-réaction à ce que tu venais de vivre ?
F. C. : Oui. Donc, après, avec Dodo, j'ai fait un livre pour enfants, vu d'un petit gamin. On était là-dedans. C'était l'époque des divorces.
F. S. : Et comment ça se passait, ta collaboration avec Dodo ? Tu es souvent ta propre scénariste...
F. C : J'alterne. Ou je fais un album toute seule, ou je fais avec un scénariste. J'alterne justement pour ne pas faire toujours la même chose. J'ai l'impression de me répéter, de faire toujours un peu la même chose. Et donc de se plonger dans l'univers d'un autre, c'est vachement bien. Mon prochain bouquin, ça va être sur la cuisine. C'est un vieux copain que j'ai retrouvé, qui était aux Beaux-Arts avec moi, à Rouen. Il a commencé en bas de l'échelle, CAP de cuisine et tout, et il a fini bras droit d'un grand chef. Donc, c'est tout son parcours, à une époque où ce n'était pas aussi facile que maintenant.
F. S. : Tu dessines aussi des plats, des cuisines ? Parce que ce n'est pas simple à représenter.
F. C. : Oui, oui. On va faire. J'aime bien raconter des histoires vraies. C'est comme avec Albert Algoud, pour Le prof qui a sauvé sa vie. Un jour, il me raconte qu'il a été prof, il me raconte ses anecdotes. Je lui dis : « Mais c'est génial, ça pourrait faire un album ! » Et il me dit « Mais non, ça ne sert à rien, ça n’intéressera personne ! » Je lui dis : « Ce n'est pas grave, il y a bien des gens qui ont vécu ça. » On l'a fait l'album et ça a plutôt bien marché.
F. S. : Et comment tu l'as connu Albert Algoud ? C’était à Canal aussi ?
F. C. : Oui à Canal.
F. S. : C'était quand lui-même était un jeune prof de français, c'est ça ?
F. C. : C'est ça, dans une lointaine province. Il a commencé prof, il a fini clown à Canal , donc c'est un parcours !
F. S. : Là, ce n’était pas ta vie, mais sa vie à lui. Souvent, tu nous racontes des récits autobiographiques ou semi-biographiques, voire biographiques…
F. C. : Oui, j'aime bien parce que c'est la vraie vie des gens, donc il y a plein de gens qui se retrouvent dedans, Et les profs comme lui, il y en a eu plein, c'est des profs comme Daniel Pennac, qui ont sauvé des tas d'enfants de l'échec scolaire en disant : « Mais il n'y a pas que l'école, il y a ça, il y a ça, il y a du théâtre, il y a des expos, il y a des films, il y a de tout, quoi ! ». C'est une race de profs à une époque bien précise. J'espère qu'il y en a encore.

Couverture de la BD Le prof qui a sauvé sa vie
© Dragaud, 2023, Albert Algoud et Florence Cestac
F. S. : Justement, tu parlais de Pennac, avec qui tu as fait Un amour exemplaire. Là, ça racontait dans l’arrière-pays niçois, un couple atypique, c'est des pré ou des post-soixante-huitards…
F. C. : Sa grand-mère avait une maison à La Colle-sur-Loup, il passait ses vacances chez elle. Un couple vivait à côté, et ces personnes n’ont jamais travaillé, ils passaient leur temps à bouquiner.
F. S. : A faire l'amour aussi, je crois.
F. C. : Oui, tout ça, oui. Voilà, des passionnés de lecture et tout, et c'est là qu'il a fait son éducation, qu'il a lu beaucoup de livres, parce qu'ils avaient une superbe bibliothèque avec des éditions très rares, bien illustrées, bien rangées. Et ils avaient la même à la cave avec des livres de poche qu'on pouvait lire. Ils choisissaient en haut, puis lui descendait à la cave, il cherchait le bouquin et il leur faisait la lecture. Des passionnés de littérature. Ils n'ont jamais travaillé. Lui était un noble, pas défraîchi mais viré de sa famille. Il s'était marié avec une petite « cousette » (on appelait comme ça, à l'époque). Et voilà. Ils ont vécu d'amour et d'eau fraîche. Vraiment.
F. S. : Et là, tu travaillais avec un romancier. Le rapport scénariste-dessinateur est-il alors différent ? Est-ce qu'il connaissait les codes de la BD ou est-ce que tu es intervenue davantage ?
F. C. : Il avait tendance à faire des bulles longues comme ça ! Après, il a effectivement compris assez vite la gymnastique de la bande dessinée. Effectivement, il ne faut pas trop parler. Quand on me dit « Et ce soir », je dis « Mais attends, le ciel va être noir, donc on va bien comprendre le fait. C'est ce soir, donc tu n'as pas besoin d'écrire « Et ce soir, gna, gna ». Donc des petits trucs comme ça. Au début, c'était effectivement « Va à l’essentiel ! »
F. S. : Est-ce qu'il te livrait un récit découpé ? Ou bien c'était un long synopsis et c’était à toi de le découper ?
F. C. : Il me racontait l'histoire et moi je mettais en case au fur et à mesure. Je disais : « On va faire une case là, et on va raconter ça comme ça. »
F. S. : C'était des questions de travail tous les deux, alors.
F. C. : Oui, on avançait comme ça, on a été jusqu'au bout. A un moment je me suis dit : Oh là là, on ne va pas aller jusqu'au bout, on n'aura pas assez de pages ! Mais non, le grand professionnel est tombé pile poil. 60 pages, pile-poil !
F. S. : Et avec Albert Algoud, c'était différent ?
F. C : Albert m’a filé un tas de docs, d'anecdotes, de choses qu'il a vécues, et c'est moi qui ai construit l'histoire, qui ai fait le découpage.
Intervention du public : D'avoir décrit un amour qui dure dans L’Amour exemplaire, ce couple extraordinaire, c'est vraiment un hommage. Mais par rapport à ce que vous avez dit, ça m'a un peu surpris.
F. C. : Ah bon !
Intervention du public : Je me suis dit : ce n’est pas du tout une attaque sur le couple, au contraire. Ça a été difficile à appréhender ?
F. C. : Non, non. C'est plus doux, peut-être. C'est ça, laisser le scénariste faire son scénario, ne pas intervenir sur le scénario. Il y a plein de choses que je n'aurais pas faites comme ça, mais il faut se mettre dans l'univers de Pennac. C'est obligatoire. Là, je ne fais que dessiner.
F. S. : Et je voudrai bien que tu nous parles de Charlie Schlingo. Je voudrais me suicider, mais je n'ai pas le temps est le titre du livre que tu as fait avec Jean Teulé. Je voudrais que tu nous parles de Jean Teulé et de Charlie Schlingo, qui ne sont plus là, tous les deux. Si tu veux bien.

extrait de la BD Je voudrais me suicider mais je n'ai pas le temps
© Dragaud, 2009, Jean Teulé et Florence Cestac
F. C. : Charlie Schlingo, il faisait partie de de toute la bande dans les années 70-80. Il s'est fait éditer aux Humanos, un peu partout. C'était une espèce de fou furieux qui dessinait des trucs rigolos, qui racontait des histoires complètement saugrenues. Bref, c'était un mec formidable qui m'a fait beaucoup rire et qui est décédé malheureusement. J'ai fait ça avec Jean Teulé parce qu'il l'a bien connu aussi, à l'époque où lui aussi faisait un peu de bande dessinée. C'était notre pote et on le voyait souvent. Donc on a fait cette histoire de Charlie Schlingo. On a d'ailleurs créé le prix Charlie Schlingo, ici, à Angoulême, qui sera remis demain midi. C'est avec Jean qu'on l'a créé ici, avec Yves Poinot (NDLR : ancien président du FIBD d’Angoulême). C'était une super aventure. Puis Jean est décédé donc J'ai arrêté le prix Charlie Schlingo. Enfin, je n'y suis plus. La mort de Jean, ça a été très dur. Schlingo, il était tellement alcoolo qu'on s'est dit, un jour ou l'autre, il va y passer. Et donc, il a fini
F. S. : C'est un grand romancier. Je vous conseille, si vous n’avez jamais lu de roman de Jean Teulé, d’en lire, c'est vraiment chouette.
F.C : Oui.
F. S. : Il y a Je, François Villon, par exemple, il y en a plein d'autres. Il y a Charly 9 aussi. C'est vraiment une écriture qui est truculente.
Intervention du public : Ils les font en BD.
F. C : Oui, ça a été adapté en BD.
F. S. : C'est Richard Guérineau pour Charly 9. Et Luigi Critone pour Je, François Villon.

Couverture de la BD Charly 9
© Delcourt / Mirages, 2013, Richard Guérineau
F. C. : Darling aussi, c'est formidable. C'était un vraiment bon copain.
Retour vers le futur : les années Futuropolis
F. S. : La véritable histoire de Futuropolis, c’est un bouquin que j'adore, qui raconte une épopée fabuleuse. C'est les temps héroïques…
F. C. : Oui, quand on regarde ça maintenant avec le recul, effectivement c'était n'importe quoi. C'est complètement...
F. S. : Non, non, pas « n'importe quoi », je ne peux pas te laisser dire ça !
F.C. : Non, mais à l'époque, je veux dire ! On a ouvert à Paris la première librairie de bande dessinée Futuropolis, dans le 15e arrondissement à Paris. On a revendu cette librairie et on a fait la maison d'édition du même nom. Et on a fait ça dans des conditions très artisanales. On faisait tout nous-mêmes, les films, le montage, la maquette, la distribution, l'édition, enfin tout. On n’imprimait pas mais on faisait tout le reste. C’était très expérimental.
F. S. : C'est-à-dire que dans la librairie, il y avait des personnages haut en couleurs, et celui qui vous l'a vendu, il était assez particulier.
F. C. : C'était que des personnages un peu bizarres, excentriques ! C'était drôle. Et surtout, on travaillait avec la BNP du coin. Maintenant, il y a des banques d'édition, c'est très sérieux. Nous, on travaillait avec la BNP du coin. Le mec, il ne comprenait rien à ce qu'on faisait. C'est ça qui était drôle. On est parti, on était 3 ou 4, et on s'est retrouvé à 15, 16 personnes. On était bon en édition, mais en gestion, on était très mauvais. On a fini par se faire racheter par Gallimard. Voilà. Et on est parti.
F. S. : Vous n'avez pas été racheté par le plus petit, c'est aussi une preuve de succès. Vous êtes devenu un grand nom de l’édition. Mais je reviens à votre période libraire : c'est là où vous avez découvert les collectionneurs de bandes dessinées.
F. C. : Oui. Il y a des grands malades. On vendait beaucoup d'occasion, des journaux d'avant-guerre et des trucs comme ça. Toutes ces générations-là ont disparu, effectivement. Et tous ces journaux qu'on vendait très chers, maintenant, ça ne vaut plus rien, parce qu'il n'y a plus les clients. Donc ça a changé. Mais, je vous jure, c'est des histoires formidables. Le mec, il cherchait son Mickey de quand il était enfant mais il disait : « Non, non, c'était plus grand que ça ! ». On lui expliquait : « Mais non, c'est vous qui étiez plus petit à l'époque ! » Mais il ne voulait pas en démordre ! Autre anecdote : Comme une histoire n'avait jamais été finie parce que la publication s'était arrêtée pendant la guerre, le mec avait construit son histoire. Il disait : « Mais non, ça ne finit pas comme ça ! » Effectivement, au bout d'une dizaine d'années, on a eu envie de faire autre chose.
F. S. : Et vous alliez aussi chercher du matériel à l'étranger, parfois aux États-Unis ?
F. C. : Oui, on allait chercher les comics américains underground, les Marvel et tout ça. On essayait d'avoir le maximum de bandes dessinées du monde entier. Donc, c'était une espèce de caverne d'Ali Baba pour les amateurs de bandes dessinées de l'époque. Parce qu'il n'y en avait pas beaucoup à Paris. Ça n'existait pas.
F. S. : Libraire, c'était un métier qui était nouveau pour toi, dans un premier temps.Tu l'as fait une dizaine d'années. Puis éditeur, c'était encore un métier nouveau. C'était une évolution logique ou un besoin, une envie ?
F. C. : Dès le départ, on voulait faire de l'édition, avec mon compagnon de l'époque, Étienne Robial. Oui, on voulait faire de l'édition, ça c'est sûr. De quelle manière ? On a commencé par gagner beaucoup d'argent avec la librairie. Et à un moment, on s'est lancé dans l'édition. Donc on a fait des bouquins grands, trop chers, c'était invendable mais ce n'était pas grave.
F. S. : Avec des auteurs souvent inconnus à l'époque, mais qui sont devenus connus après. Peux-tu donner quelques noms, pour mémoire ?
F. C. : Tardi, par exemple. On a fait un grand Giraud-Moebius... Il y a eu un grand Charlie Schlingo aussi. Voilà. C'était passionnant parce qu'on faisait le bouquin avec l'auteur. C'est-à-dire qu'il choisissait son papier, sa couverture, son carton. On bricolait autour de l'album pour que l'auteur soit le plus content de son objet. On n'essayait pas de rentrer dans les collections. Alors évidemment, après, ça posait quelques problèmes, donc on a changé, mais au départ, c'était ça. Adapter le livre à l'auteur et non le contraire.

photo de l'interview de Florence Cestac, Angoulême, 2025
F. S. : Là, on a le métier des côtés soit vente, soit fabrication, mais tout le monde le sait ici, tu es aussi, avant tout, une artiste, une autrice. Rappelle-nous tes débuts en tant que dessinatrice, ton premier album.
F. C : C'est au sein de Futuropolis. J'avais inventé un personnage qui s'appelait Harry Mickson, qui était un peu la mascotte des éditions Futuropolis. J'ai fait à l'époque mes premières bandes dessinées, c'était avec ce petit personnage. Donc j'en ai fait dans (A SUIVRE), dans Métal Hurlant, un peu dans L'Echo des savanes, un peu à droite, à gauche. J'ai fait des petites histoires. C'est comme ça que j'ai commencé. Puis à un moment, il y a eu un journal qui s'appelait Ah ! Nana, où on m'a demandé de faire des vraies bandes dessinées. Donc c'est vraiment là que j'ai commencé. Et quand j'ai quitté Futuro, j'ai fait une bande dessinée pour les gosses qui s'appelait La famille Déblok, dans le journal de Mickey. Alors ça, j'en ai fourni beaucoup, des Déblok. C'était sympa à faire. Et faire une planche toutes les semaines, c'est une bonne école pour apprendre à aller vite.
Intervention du public : Il y a aussi la mascotte du club de foot…
F. C : Le Mickson, oui, il y a un club de foot. On a fait plein de choses. Donc lisez La véritable histoire de Futuropolis, il y a toute l'histoire de la librairie jusqu'à la fin !
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