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Rencontre avec ZEP

Faite à Paris le 16 juin 2023 à l’occasion de la parution à venir du tome 18 de Titeuf.

Dans la vingtaine de planches que nous avons pu voir du tome 18 de Titeuf, il y a un dosage entre des gags intemporels et des gags d’actualité sur les emballages, les végétariens, TikTok, etc. Cet équilibre est-il réfléchi ou spontané ?

Zep : Il vient assez naturellement, en élaborant l'album. Je note toutes sortes de thématiques. Il y a des pages qui viennent toutes seules. D’autres sont un peu plus volontaires, où je me dis « Tiens, j'ai envie de parler de ce sujet. » Je vais alors tourner autour et faire parfois 5-10 pages de storyboards pour trouver LA bonne histoire. Après, l'album se compose et je me dis « Tiens, j'ai déjà pas mal de pages là-dessus donc je ne vais pas garder cette histoire. » Il y a des pages évidentes, que j'ai envie de faire, celles qui sont autour de l'enfance de manière plus intemporelle. Généralement, elles viennent très facilement. Les pages autour de thématiques demandent un peu plus d'effort parce que je dois me replonger dans des thématiques qui ne me sont pas toujours très familières, pour aller me promener comme si j'étais Titeuf dans ce monde contemporain. Je ne suis pas un usager compulsif de TikTok !

Titeuf, T. 18

Titeuf, T. 18 © Glénat, ZEP, 2023

Certains gags sont presque plus inquiétants que drôles. Titeuf est-il de plus en plus perdu dans le monde ou reste-t-il le même que le Titeuf des années 90 ?

Zep : Je pense qu'il était déjà perdu dans les années 90 ! C'est le propre de cet âge. C'est une espèce de tempête. On est dans quelque chose qui est extrêmement instable : on sait que c'est la fin d'une époque puisqu'on va basculer dans l'adolescence. Donc tout ce qu'on a, ce qui nous semble solide dans notre vie, les choses auxquelles on croit, la fille dont on est amoureux, le métier qu'on veut faire, tout ça semble ne pas tenir le cap de l'adolescence, va être bouleversé. On est un petit peu dans l'attente d'un séisme. Aujourd'hui, c'est encore augmenté par le fait que les enfants grandissent dans un monde qui leur promet un séisme : on n'arrête pas de leur dire que ce monde-là va vers une catastrophe. Et en plus, on leur donne la responsabilité de le réparer ! Donc je pense que c'est un monde qui est plus dur aujourd'hui pour les enfants que quand j'ai commencé la série ou que quand j'étais moi-même enfant.

Titeuf, T. 18

Titeuf, T. 18 © Glénat, ZEP, 2023

Concernant les pages plus légères comme celle sur les pets, est-ce un message du type « l'humour aide à vivre » ou des pages de respiration par rapport aux pages plus dures ?

Zep : Quand j'ai fait le premier album de Titeuf, c'était envisagé comme un guide de survie pour l'enfance. J'ai trouvé que l'enfant était une période longue, assez compliquée, assez difficile à traverser. En tout cas, ça a été ma manière de traverser l'enfance. On avait besoin d'humour pour ça. Et on le voit quand on a des enfants, ils passent dans la seconde de grandes préoccupations à des sujets très potaches : ils vont demander « Est-ce que Dieu existe, qu'est-ce qui se passe après la mort ? ». Et quand on est en train d'essayer de leur élaborer tant bien que mal une réponse, ils nous coupent au milieu en disant « Et est-ce qu'on peut manger des spaghettis bolo ce soir ? » On est toujours dans ces montagnes russes. Ils sont capables de se passionner pour des sujets, mais en même temps de passer à complètement autre chose en quelques secondes.

Finalement, qui est-ce qui comprend le monde de travers : Titeuf ou les adultes ?

Zep : Titeuf propose des solutions qui valent souvent celles des adultes. Il essaie de comprendre. Et c'est en cela qu'il est intéressant. Quand j'ai commencé la série, je pense qu'on donnait moins la parole aux enfants. À la fin des années 80 ou début 90, un enfant comme Titeuf était impertinent. Aujourd'hui, on trouve bien que les enfants posent des questions. Moi, j'avais envie qu'il soit impertinent, mais qu’il soit pertinent aussi : qu’il pose des questions qui avaient besoin d'être posées et qui mettent dans l'embarras les adultes. Titeuf échafaude des théories parce qu’il n’y a pas de réponse vraiment satisfaisante de la part des adultes. C'est ce qui m'intéresse, aussi, dans la série : montrer les limites de notre monde d’adultes, pas très rassurant. Il est donc normal qu’il y ait des enfants comme Titeuf.

Quand vous avez créé Titeuf, vous n'aviez pas d'enfants. Maintenant vous en avez trois. Est-ce que devenir père a eu une influence sur le destin de Titeuf, sur ses préoccupations, sur votre vision de l'enfance ?

Zep : Heureusement pour moi, Titeuf a été créé avant que j'aie des enfants. Après, j'ai continué à le faire de la même manière : je me mets dans la peau du personnage. Je me promène dans le monde contemporain comme si j'étais Titeuf, je commente ce que je vois et j'interagis. Mais si j'avais créé Titeuf une fois que j'étais devenu père, je pense que je l'aurais fait complètement différemment. J'aurais raconté une enfance plus rassurante. J'aurais fait quelque chose de peut-être moins réaliste. Je me rends compte que la plupart des auteurs et autrices que j'ai rencontrés qui ont des personnages enfantins les ont créés quand ils sont devenus eux-mêmes parents. Et c'était une manière de raconter des histoires à leurs enfants. C'est une posture complètement différente, on raconte l'enfance à travers les yeux d'un adulte. Même si on fait parler l’enfant en disant « je », on a alors une vision complètement adulte du monde.

Moi, je l'ai fait à un moment où je n'étais pas parent et je retrouvais ma propre enfance, une période dont j'avais un souvenir assez inquiétant. Donc j'avais besoin de raconter tout ça de manière assez réaliste. Je ne pensais pas que Titeuf serait lu par des enfants, mais par des adultes ; et que ça les amuserait, les interpellerait de voir ces sujets-là commentés par des enfants. C’était pour montrer aussi tout le « n'importe quoi » qu'on fait en tant qu'adulte. Et quand je me suis aperçu qu'énormément d'enfants lisaient Titeuf, c'était presque trop tard pour changer. Je m'en suis aperçu quand j'étais en train de travailler sur le troisième album. Titeuf est devenu un héros pour les enfants à partir de là. J'ai continué à le faire de la même manière. Je pense que ce qu'ils ont aimé c'était ça, justement : c'était que Titeuf avait cet aspect réaliste, sans se dire qu’on va écarter tel ou tel sujet parce qu’ils ne sont pas « feel good » pour des enfants. Titeuf abordait les sujets.

Est-ce que la théorie de la fluidité des genres pourrait être abordée dans Titeuf ?

Zep : J'ai fait pas mal de pages autour de ces questions parce que c'est un sujet dont on parle énormément et forcément les enfants en parlent aussi. Je n'en ai gardé aucune pour cet album, parce qu'aucune ne me satisfaisait vraiment. Je me disais que la compréhension qu'on a aujourd'hui de ce sujet va sûrement vieillir très vite. La manière dont on en parlera dans un an ou deux sera sûrement différente. Mais j'aime assez ça, dans Titeuf : quand parfois je relis les anciens albums, je vois qu'il y a certaines pages qui parlent de leur époque, qu'on ne ferait plus du tout aujourd'hui. Mais c'est bien qu'elles aient existé à ce moment-là : elles sont une espèce de marqueur du temps.

Donc je ne l'ai pas fait, mais je le ferai probablement dans le prochain album. Je regrette un peu, j'avais trouvé de bons dialogues, j’étais content ! Mais c'était peut-être encore un peu trop confus pour moi de faire une page là-dessus sans que ça ait l’air « volontaire ». En tout cas, il n’y a jamais eu de sujet tabou dans les albums de Titeuf. Au contraire : plus le sujet est casse-gueule plus je trouve que c'est intéressant de le relayer.

Le siège de Glénat à Grenoble est l’ancien couvent Sainte-Cécile avec une sculpture de Titeuf sur la façade. Cela veut-il dire que vous êtes Saint Zep ? Un dieu du dessin ? Comment avez-vous vécu cette sculpture ?

Zep : C'était drôle parce que cette niche était vide. Le couvent avait été construit avec cette niche qui était faite pour placer une statue de la Vierge Marie. Mais le couvent n’a pas été terminé, il a eu toutes sortes d'autres vies et quand Jacques Glénat l’a réhabilité, il s'est dit : « On va mettre une statue de Titeuf là-haut. » Je trouvais ça très iconoclaste, drôle et bien dans l'esprit de Jacques, au fond. Et puis, oui, il a sacralisé la bande dessinée, d’une certaine manière. »

Zep : Rencontre avec ZEP
Dans le nouvel album, on voit Monsieur Strange, le prof de mathématiques. D’où vient-il ?

Zep : Il vient d’une autre dimension ! C'est un nouveau personnage. Il ressemble un peu au prof de travaux manuels.

Et il y a un personnage qui a des faux-airs de Philippe Druillet. Est-ce volontaire ?

Zep : Oui, exactement ! Il passe dans un gag !

Quel serait le groupe ou le chanteur préféré de Titeuf en 1992 et maintenant ?

Zep : Ah ça, c'est vachement dur ! Quand j'ai commencé la série, pour moi Titeuf était un personnage rock. J'avais fait plein de dessins de lui où il avait envie d'être une star. Et pour lui, sa manière d'être une star c'était de mettre des Ray-Ban, une veste en cuir et avoir une guitare électrique. Aujourd'hui, c'est une manière d'être son grand-père, en fait ! Ce n’est pas du tout dans leurs préoccupations.

Un moment, il se balade dans une rue et il y a un gros tag « Bigflo et Oli » sur le mur. Voilà, je pense que là, pour le coup, ça va. Mais c'est compliqué pour moi : j'arrive à me mettre dans la peau du personnage et à suivre un peu les sujets dont on parle, mais je n'ai pas du tout suivi l'évolution de la musique des enfants. Dans la fin des années 90 ou au tout début des années 2000, on m'avait proposé de faire une compil’ de musique de Titeuf. J'ai trouvé ça super et j'avais commencé à regarder... Je n'y arrivais pas du tout parce que je mettais ce que j'aimais, moi, comme musique qui me semblait avoir été la bande son de Titeuf au début. Mais effectivement, dire que Titeuf écoute Pearl Jam ou Neil Young, c'est complètement décalé. Enfin, c'est la musique de ses grands-parents !

Travaillez-vous en musique ?

Zep : En phase d’écriture, je n'écoute rien, mais après que je dessine, oui, beaucoup ! Je travaille en musique, en écoutant la radio, j'écoute aussi beaucoup de podcasts.

Votre dernier concert ?

Zep : Je suis allé voir Aliose qui est un groupe suisse. Et là, dans 10 jours je retourne voir Bob Dylan. Et puis, je vais voir Norah Jones, John Butler… Je vais en voir plein, cet été. Je vais faire les festivals.

Pour trouver des idées de scénario, êtes-vous plutôt à la Raoul Cauvin allongé sur le canapé ou à la Hergé à faire du mind mapping ? Ou autrement ?

Zep : Je peux faire ça un peu n'importe où, mais pas sur un canapé ! J'ai besoin d'écrire et de dessiner en même temps. Si je n'ai pas un outil sur lequel je note ce qui se passe dans ma tête, mon esprit part n'importe où, je n'arrive pas à le canaliser. J'ai besoin de dessiner Titeuf, de commencer à écrire des dialogues. Et puis, là, les choses viennent. Ou ne viennent pas. Mais généralement, elles viennent ! Et je remplis des carnets de notes, de divagations de Titeuf…

Est-ce que depuis que vous faites des one shots chez Rue de Sèvres, vous êtes davantage considéré comme un auteur par la presse généraliste ?

Zep : Pas sûr que la presse généraliste sache que je fais autre chose que Titeuf ! Cela dit, je pense que oui, ça m'a donné un autre statut de faire autre chose que de l'humour. L'humour est toujours considéré comme quelque chose de plus facile ! Alors que je peux témoigner que c'est beaucoup plus compliqué. C'est plus facile d'écrire une histoire comme Ce que nous sommes que d'écrire un album de Titeuf, parce que la notion de rythme est alors plus ténue : on peut la compenser par plein de choses. Et puis on emporte les gens dans une histoire. On les emmène un petit peu où on veut. Le rire, c'est assez imparable. Si les gens n’ont pas ri, ben on a raté ! C'est assez objectif.

Ce que nous sommes

Ce que nous sommes © Rue des Sèvres, ZEP

Des gens peuvent aimer une histoire en l’ayant comprise parfois même différemment. C’est chouette d’ailleurs, c’est agréable, je trouve, quand on fait des livres : la part du lecteur qui va interpréter ce qu'on a fait. Dans l'humour, la part d'interprétation est plus ténue. Il faut que ça marche, que les gens s'amusent, sinon c'est raté. Si en plus de s'amuser ça les fait réfléchir, ça les interpelle sur quelque chose, là c'est génial ! Mais s'ils ne font que rire, je suis déjà très content.

Et par rapport à vos collègues, est-ce que leur regard a changé ?

Zep : Comment me voient mes collègues ? Il faudra le leur demander ! Ça fait quand même des années que je ne vais plus tellement aux festivals. Et les rares fois où j'y vais, c'est vrai que je connais moins les auteurs. J'ai l'impression que c'est un milieu qui est plutôt sympa. Je suis peut-être un peu utopiste mais par rapport à d'autres milieux artistiques, il y a des histoires d'ego comme partout, mais ça reste une espèce de de bastion, on défend la bande dessinée !

Moi, j'ai toujours été content qu'on parle de la bande dessinée dans les médias, même si on ne parle pas de moi. J'ai toujours l'impression qu'on parle un peu de moi si on parle du métier ! Après, quand on parle toujours des mêmes, je peux imaginer qu’il y a des gens qui ont dû être agacés et peut-être jaloux du traitement auquel j'ai eu droit dans les médias. Mais on ne me l'a jamais fait ressentir.

Il y a eu ces querelles quand je suis arrivé dans la bande dessinée, en même temps que l'Association qui était un peu la nouvelle vague de la bande dessinée qui se définissait en disant « Nous, on n'est pas comme tous les vieux cons d'avant. ». Il y avait déjà eu ça quand il y a eu le schisme de Pilote avec 1968 : le clivage entre les nouveaux de Pilote et les vieux, les « réacs ». Mais j'ai l'impression que maintenant, on est sorti de ça. Des jeunes auteurs vont dire sans problème leur admiration pour des vieux auteurs. Et on est même plutôt content d'avoir cette notion que le métier existe depuis longtemps. Ce n'est plus un truc de jeunes, de faire de la bande dessinée. On en fait depuis 100 ans !

Vous avez déjà dit dans des interviews et montré dans des gags de Titeuf votre admiration pour Franquin et Gotlib. Vous avez travaillé en début de carrière pour le Journal de Spirou et pour Fluide Glacial. Qu’avez-vous retenu de vos contacts avec le milieu des Belges et le milieu Fluide ?

Zep : J'étais toujours un peu le Suisse chez quelqu'un d'autre. Donc un Suisse chez les Belges c'était exotique et un Suisse chez les Français c'était exotique aussi. Mais je ne peux pas dire que j'ai été mieux ou moins bien accueilli quelque part.

C'était plus difficile d'entrer chez Fluide. J'avais l'impression que c'était un milieu plus fermé à ce moment-là. C'était une équipe, vraiment, alors que Spirou, ce n'était plus une équipe : c'était déjà quelque chose qui s'étalait sur tellement de décennies, avec des gens qui étaient là depuis 50 ans et des gens qui étaient arrivés depuis 2 ans ! Et il y avait à ce moment-là un côté plus « catalogue » chez Spirou, c'est-à-dire qu’on prenait un petit peu tout le monde en se disant : il va bien y avoir parmi tous ces gens quelqu'un qui va faire quelque chose qui va marcher ! On était assez libre, en fait, on faisait nos pages…

Alors que chez Fluide, mes pages étaient soumises à la rédaction qui les corrigeait. On me renvoyait mes storyboards avec des corrections en rouge dessus, comme si j’étais à l’école : « Là, il faut faire une chute plus comme ça. Là, il faudrait que le personnage dise ça. Ça, ce n'est pas assez fluide. Ça c'est trop comme ça… ». Chez Spirou, on ne m'a jamais fait ça. Parfois on me disait « Ah, bah, cette page est un peu bizarre, on n'aime pas » mais c’était tout.

Quand j'ai proposé Titeuf, je l'ai proposé chez Fluide et Spirou puisque je bossais chez les deux. Les deux l'ont refusé pour des raisons assez différentes mais je ne me souviens plus exactement... Je sais que Spirou ne voulait pas parce qu’ils venaient de prendre Le petit Spirou qui était transgressif et qu’ils ne voulaient pas une autre série transgressive : « Même si ce ne sont pas les mêmes thématiques, on ne veut pas aller là-dedans. On a déjà assez de problèmes avec le petit Spirou. »

Et Fluide m'avait dit « Ben, on ne prend pas parce que ce sont des histoires une page ». J'ai dit qu’on pouvait en mettre quatre à la fois ! Mais ils m’ont dit « Non, ça ne va pas, on ne peut pas… ». Titeuf a été très pensé Fluide Glacial au départ. J'imaginais vraiment qu'il y serait publié. Et j'étais assez déçu qu'ils ne le prennent pas. J'ai d'ailleurs même fait quelques histoires en plusieurs pages pour eux. Je me rappelle avoir reçu une histoire en retour qui était criblée de corrections au stylo rouge ! C’était tellement déprimant… Je me suis dit « Non, je ne vais pas faire ça ! »

Après ce nouveau Titeuf, allez-vous rebasculer sur un Rue de Sèvres ou sur un projet chez un autre éditeur ?

Zep : Je n'ai pas encore de projet, là. J'avoue qu’avec le temps, j'essaie de ne plus faire ce truc où un album terminé, j'en commence un autre le lendemain. J'ai envie de prendre un peu plus de temps. Je fais pas mal de musique aussi, donc j'ai envie de me laisser un peu de temps pour ça. J'ai plusieurs bouquins un peu en gestation qui sont là, mais je n'ai pas encore vraiment décidé lequel va démarrer.

Merci Monsieur Zep !

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